Martine Moreau, psychologue clinicienne et psychanalyste
Article de 2010
Les travailleurs sociaux perçoivent, les personnes en précarité comme étant souvent empêchées d’une manière ou d’une autre, d’agir sur leur parcours d’insertion sociale ou professionnelle
Les échecs se succèdent comme une fatalité, une énorme montagne à franchir. Ces usagers du social mettent à mal les mesures d’accompagnement social et professionnel.
Les échecs sont mal vécus par les travailleurs sociaux.
Les personnes en grande difficulté psychique et sociale ne sont pas celles qui demandent le plus l’aide d’un psychologue. C’est l’urgence ou la maladie installée et invalidante qui détermine alors l’orientation vers la psychiatrie.
Elles ne consultent pas un psychologue pour un mal être, une dépression lancinante, des angoisses, des inhibitions, une impression d’avoir raté leur vie etc.
Par contre ces personnes se confient auprès de leur assistant social, leur référent en insertion, de l’animateur d’un projet d’insertion ou autre activité, après avoir noué des liens rendant l’autre fiable.
Mais le référent a des limites et n’a pas été formé pour avoir une approche de la maladie psychique ni pour manier « une autre écoute. »
Comment revisiter la notion de travail sur la subjectivité lorsque le réel est si présent? La psychanalyse peut-elle entrer dans « l’a-cité »?
Comment revoir la notion de prise en charge de ces personnes particulièrement seules, abîmées, vivant dans la précarité, sans emploi depuis des années ?
« Comment faire pour que du sujet fonctionne là où du réel est à l’œuvre ? »1 se demande Olivier Tourville.
La psychanalyse peut-elle répondre au sujet pris dans le réel de « l’a-cité »2? une cité , des barres sont bien souvent des lieux sans lien social ou se joue la ségrégation et l’exclusion. Olivier Douville mentionne dans ce même article que « les cliniciens sont confrontés à des états nouveaux des nouages entre corps et signifiant, entre histoire et filiation, entre érotisme et pulsions »,
Comment proposer la psychanalyse dans la cité ?
Nous ne pouvons nous contenter d’une attitude de repérage et d’orientation des personnes en détresse psychique. Nous sommes sensibles à une démarche de soins préventifs et curatifs qui évitera des comportements mortifaires et lourds.
Notre pratique clinique est fondée sur la psychanalyse qui tient compte du discours social et des effets du langage sur le sujet.
Les psychologues de l’association, attentifs aux phénomènes conscients et inconscients, se trouvent dans une démarche psychodynamique permettant de repérer et analyser les mouvements transférentiels. A chaque rencontre, le psychologue prend en compte les signifiants particuliers que lui adresse la personne, la spécificité de son histoire, ce qu’elle éveille en lui de singulier. Notre attention porte sur la dimension du sujet de l’inconscient et sur un travail sous transfert. Le sujet inventera sa propre solution. Le transfert n’est pas évident. Nous sommes confronté parfois à la clinique du refoulement mais aussi à la psychose et il se peut que nous soyons confrontés à la clinique du déni tel que Lebrun la définit.
Le psychologue et le travailleur social dans la cité
Il n’est pas question de faire dans le social et d’apporter une solution éducative ou d’insertion pour parler le langage de nos partenaires sociaux. A ce propos, le travail n’est pas forcément la solution, l’insertion non plus. Si nous soulevons cette question c’est que pour les partenaires sociaux, l’épanouissement personnel passerait par l’insertion économique, la prise en charge de la santé, du logement etc. et donc la santé mentale passerait par le social d’abord. Ces actions sont importantes. Les travailleurs sociaux et les structures d’insertion font un travail d’accompagnement remarquable. Mais ces personnes abîmées par la vie mettent en échec tous ces dispositifs d’accompagnement social et professionnels.
Alors que le travailleur social va prendre la personne dans sa globalité ancrée dans la réalité, le psychologue ou le psychanalyste va être à l’écoute de la subjectivité qui va émerger. Le travailleur social a pour objectif « l’autonomie de la personne », « l’insertion » sociale et professionnelle. Le psychologue et le psychanalyste ont une éthique « l’être » de la personne, « le sujet supposé savoir », « le sujet désirant », ce qui implique une écoute de l’inconscient et une distance par rapport à toute pression sociale et institutionnelle.
Nous sommes persuadés que les liens entre les travailleurs sociaux et les psychologues sont indispensables pour aider les personnes à dédramatiser leur première démarche car le monde des psychologues engendre des craintes.
D’autre part nous avons souvent affaire à des personnes qui ne demandent rien parce qu’elles ne ressentent pas le symptôme.
Les animateurs du centre socioculturel , les assistantes sociales, les travailleurs sociaux chargés d’insertion aident beaucoup de personnes à faire ce premier pas, car, à la fois, ils connaissent le psychologue et les personnes du quartier. Se connaître pour se faire confiance et ainsi savoir parler plus facilement du psychologue à la personne en difficulté.
En 2009, nous avons monté un stand sur l’association LE PAS au forum sur la santé sur Nantes Nord. Outre une information sur l’association il y avait des notions sur les différents professionnels de la santé mentale.
Notre objectif était de rendre lisible l’association et de montrer que la santé et le bien être ça ne passe pas que par le corps, ni par l’image qu’on donne à voir .Dans ce genre de manifestation les stands présentent l’art du maquillage, la relaxation, le défilé de mode, la nutrition….
Il ressort de cette expérience peu banale pour notre profession, un grand besoin pour les travailleurs sociaux de trouver un point d’appui et un lieu pour répondre à leurs questionnements et leurs angoisses soulevés par les situations difficiles qu’ils rencontrent dans leurs professions.
Les bénévoles de l’association ont eu des discutions spontanées sur le stand avec des habitants sur le rôle du psychologue, le psychiatre etc.
Peut-on à travers un groupe de réflexion au sein d’une structure existante (comme le RSV à Nantes) apporter un éclairage différent aux partenaires de terrain pour qu’ils puissent mieux prendre en charge ces personnes, sans les pathologiser ?
Le groupe est un moyen d’échanges et de réflexions sur les apports mutuels pour des moyens d’aide psychosociale.
Nous avons commencé à partager nos réflexions avec un groupe intitulé « événements difficiles » sur la cité de Malakoff et un autre qui se constitue, intitulé « groupe santé mentale » sur Nantes Nord. Il s’agit de sous groupes au sein du réseau santé ville. Il est trop tôt pour en tirer une réflexion. Nous allons à nouveau être présents au forum santé. Il se dessine une préparation commune entre différents partenaires: UNAFAM, inter-face, CMP et nous.
La souffrance psychique dans la cité
Dans les cités, nous trouvons une majorité de personnes et de familles en précarité. Si les mêmes problèmes de précarité peuvent se retrouver dans d’autres quartiers et dans le monde rural, dans les cités dites sensibles, de non droits, de zone prioritaire, il n’y a pas de mixité sociale. On y retrouve toutes les situations de précarités financières, professionnelles, culturelles. On a un concentré de familles d’immigrées de familles monoparentales et de femmes seules.
Dans notre pratique clinique, nous rencontrons surtout des femmes seules, ou chef de famille, confrontées à l’isolement et à la précarité après une séparation et un éclatement familial. Sans profession ou avec un temps partiel très modeste, elles se retrouvent dans l’habitat social, mais surtout dans le moins cher, le plus ancien.
La souffrance psychique se manifeste à plusieurs niveaux :
- Les tracasseries quotidiennes pour payer,e loyer et les dettes chroniques qu’il faut rembourser avant le nécessaire ;
- La souffrance du corps très abîmé, les multiples interventions chirurgicales, les douleurs chroniques musculaires, cervicaux lombaires , sciatalgiques, problèmes de tension, d’obésité,…
- Une exclusion implacable du monde du travail. Les stages et les chantiers d’insertion ne débouchent sur rien.
- Des relations difficiles avec les autres, la famille, les enfants. La solidarité de voisinage ne fonctionne pas toujours .L’isolement est plutôt le lot de ces personnes. La violence verbale ou physique remplace la pensée et la parole.
Les assises identitaires sont fragiles pour les adultes de parents d’immigrés, pour les jeunes parents seuls issus eux-mêmes de familles monoparentales.
Par exemple les jeunes actuels de parents immigrés d’Algérie, qui n’ont pas pu reconnaître eux –même l’autorité de leurs propres parents et la fiabilité de leurs repères symboliques. Leurs parents ont été remis en cause dans leur tradition et dans leur manque de repères en s’établissant en France. Les repères symboliques sont difficiles à assurer depuis plusieurs générations. Le statut du père a changé du jour au lendemain pour ces immigrés passant du patriarcat, d’une société hiérarchique à un père disqualifié dans une société horizontale ( voir Lebrun).
Le discours social et la précarité dans la cité
Le discours social actuel vidé de la référence à Dieu ou aux idéaux, donc sans position d’exception, axé sur la consommation des biens, sur les avancées des technosciences qui posent des questions d’éthiques,fragilisent les références symboliques.
« Nous sommes au bord d’un prodigieux saut dans l’inconnu qui détruira toutes nos façon de penser... » fait observer Dany-Robert Dufour3
La globalisation, les technosciences poussées par les lois du marché,la consommation montrée comme indispensable au bien être et au bonheur, insinuent l’idée d’un monde complet, sans manque, universel, sans altérité.
Bien que le discours social capitaliste soit généralisé, il se manifeste sans doute plus dans la cité, la banlieue avec les conséquences qui en résultent. Pourquoi ?par les difficultés d’identification, par une monoculture des médias télévisuelles, par l’échec scolaire, les parents au chômage donnant une image disqualifiée d’eux mêmes, tout cela amplifié par le discours social actuel..
Les personnes en précarité sont en prise avec un quotidien qui les coupe de leur subjectivité. Le manque réel inscrit le sujet dans une plainte objective.
Le manque réel est d’autant plus difficile à supporter dans une société de consommation où les biens de consommation sont en place d’idéal. Le droit au bonheur est revendiqué, sous tendu par les lois du marché qui tirent les ficelles. Celui-ci accentue non pas le désir mais le besoin, le sentiment d’injustice (toujours les mêmes) ou inversement la punition (c’est ma faute si je suis dans cette situation). Le manque est intolérable. Il équivaut à la privation injuste face à l’injonction du « jouis » de la société de consommation.
On n’est plus à une époque de l’interdit comme frein à la jouissance et à l’ouverture vers le désir. On est dans un impératif de consommation, de jouissance qui met le sujet dans une position du tout est possible, de toute puissance infantile.
“Or, qu’il soit confronté au moins du jouir est, on le sait, la condition nécessaire pour qu’existe le désir de l’être parlant”4
Dans la précarité, la frustration, la privation ne sont pas articulées à l’interdit du Père, mais au rejet de l’Autre imaginaire. Les plus faibles sont exclus pour n’avoir pas pu s’insérer dans la masse consumériste, dans un monde sans manque. Sans références symboliques, l’exclu est face à une identification imaginaire à un être de jouissance. Il s’en suit une privation causée par un Autre persécuteur. Ce n’est pas un moins de jouir arrimer à la fonction symbolique du père mais un moins de jouir réel, confronté à un plus de jouir imaginaire. Le sujet est dans le besoin et l’Autre persécuteur. Il n’est pas dans le désir.
Cela a une incidence sur la clinique actuelle avec l’apparition de nouveaux symptômes, l’a- symptôme dans l’a-cité (JP Lebrun), le symptôme-out de JM Forget.
Il devrait en découler une nouvelle clinique qui va conditionner notre travail
Si certaines personnes ont une demande qui s’adresse au psy,bien d’autres dans notre consultation viennent sans demande, avec une idée que vider son sac ferait du bien, une bonne fois pour être allégé d’un trop plein de jouissance. Les séances suivantes, la personne n’a rien à dire, attend que le psy parle pour elle, montre ce qui fait symptôme et donne une solution. La subjectivité n’existe pas. Ce qui déborde, ce qu’elle raconte semble un bout d’histoire qui la représente à l’égard du psy mais comme aussi envers l’Assistant Social, les autres travailleurs sociaux, comme sa propre identité, qui se ferme sur elle-même. C’est-ce que JP Lebrun nomme une identité positivée envers de l’identité de la négation, c’est-à-dire arrimée au manque.
Pour la personne en précarité la rencontre est supportable si un travail commence à se faire jour avec le travailleur social ; S’il connaît le psychologue, alors un cadre thérapeutique peut être mis en place. Il lui faut passer de l’objectivation de la demande du manque réel à quelque chose d’autre qui est comme un questionnement sur soi. Ce travail psychique , cette intériorisation se fait peu à peu et passe d’abord par un travail psychique du psychologue pour son patient en manque de mots.
1Michèle Benhaim, article déliaison et désubjectivation, dans cliniques méditerranéennes, N°72, érès,2005
2Olivier Douville, exclusions et corps extrêmes p 5
3D R Dufour, On achève bien les hommes, Denoël, 2005 – p. 336
4JP Lebrun, La perversion ordinaire,p 201